Après quatorze années de travaux titanesques, l’Éthiopie a inauguré le 9 septembre dernier le Grand barrage de la Renaissance (GERD). Véritable colosse hydraulique de 5150 mégawatts, il s’impose désormais comme le plus vaste du continent africain. Symbole d’une ambition nationale, ce projet pourrait transformer l’économie éthiopienne, mais les défis restent immenses.
Installé dans la région du Benishangul-Gumuz, le barrage double à lui seul la capacité de production électrique du pays. À terme, il pourrait connecter au réseau la moitié des Éthiopiens encore privés d’électricité et générer près d’un milliard de dollars par an, grâce à l’exportation d’énergie vers les pays voisins.
« L’électricité est la base du développement », souligne l’ingénieure Filagot Tesfaye, spécialiste des énergies renouvelables. Selon elle, l’accès à une énergie fiable permettra de stimuler l’industrie, l’immobilier, mais aussi l’emploi local, offrant une alternative aux migrations massives vers l’étranger.
Contrairement aux accusations internationales, notamment celles de l’ex-président américain Donald Trump, le financement – plus de 5 milliards de dollars – a été assuré par l’État éthiopien avec une participation citoyenne. Fonctionnaires, agriculteurs et salariés ont, souvent volontairement, contribué en cédant une partie de leurs revenus. Pour beaucoup, ce barrage incarne un rêve collectif : celui de voir enfin le Nil bleu, longtemps exploité par l’Égypte, profiter au développement des Éthiopiens.
Le GERD demeure néanmoins au cœur d’un bras de fer régional. L’Égypte, dépendante du Nil pour son approvisionnement en eau, s’oppose fermement au projet depuis sa conception. Malgré quelques avancées discrètes, comme un accord technique signé avec le Soudan en 2022 selon Al Jazeera, les négociations tripartites restent gelées. Ces tensions pèsent sur la diplomatie d’Addis-Abeba, qui tente malgré tout de présenter le barrage comme un levier de coopération régionale.
Si le barrage constitue une prouesse technique et une source d’espoir, il ne peut, à lui seul, relancer une économie en crise. Déclarée en défaut partiel de paiement fin 2023, l’Éthiopie peine à offrir des conditions de vie décentes à sa jeunesse : un quart des jeunes sont au chômage, et ce taux atteint 81 % au Tigré, province meurtrie par deux ans de guerre. La grève des médecins en mai dernier illustre le malaise social lié aux salaires trop bas.
Chaque année, des centaines de milliers d’Éthiopiens empruntent des routes migratoires périlleuses. En 2024, plus de 234 000 départs ont été recensés par l’OIM, dont 558 se sont soldés par la mort en mer.
La guerre au Tigré, puis les affrontements en Amhara et Oromia, ont détruit des hôpitaux, déscolarisé des millions d’enfants et paralysé les infrastructures. Malgré des investissements massifs dans onze barrages à haute capacité, dont le GERD, l’économie reste affaiblie. Les priorités de l’État, souvent orientées vers l’urbanisation, ont freiné l’électrification rurale, pourtant cruciale pour un développement inclusif.
Pour de nombreux analystes, le GERD représente moins une solution miracle qu’un socle pour bâtir l’avenir. Il peut attirer des capitaux étrangers, renforcer la souveraineté énergétique et redonner confiance à une population fragilisée. Mais son potentiel dépendra étroitement de trois conditions : la stabilisation sécuritaire, la bonne gouvernance et la poursuite des réformes économiques, notamment la négociation de la dette.
« Le barrage pose les fondations, mais le véritable chantier est celui du développement humain », résume l’économiste Mered Fikireyohannes.
Le méga-barrage de la Renaissance est ainsi un pari audacieux : entre fierté populaire, rivalités diplomatiques et contraintes économiques, il symbolise la volonté de l’Éthiopie de tourner la page de la guerre et de la pauvreté. Mais pour que le courant de la croissance circule réellement dans tout le pays, l’électricité devra s’accompagner d’une paix durable et d’un État réformé.
Yasmine Alemwa Ibango